Les ours polaires vous disent merci

2 265 € économisés soit 70 nouvelles coupes de cheveux. 932 kg de CO2 évités par an : les ours polaires, les perroquets d’Amazonie et les poissons de la barrière de corail australienne remercient les usagers des transports en commun en Île-de-France. Cet argumentaire de la SNCF et du STIF incitera-t-il les franciliens à délaisser la voiture au profit du train ? J’ai du mal à y croire.

SNCF Transilien (l’offre de transport de voyageurs de SNCF en Île-de-France) et le STIF (Syndicat des transports d’Île-de-France) viennent de lancer ecofrancilien.fr, un site internet doublé d’une application pour smartphone qui permet de chiffrer les bénéfices du choix du train sur son trajet en matière d’économie et d’écologie.

La campagne de communication associée est visible depuis le 6 juin 2013 dans les gares du réseau et les trains Transilien, des insertions presse ainsi que des interstitiels publicitaires sur quelques applications mobiles.
La campagne rappelle deux raisons majeures de choisir le train pour ses trajets quotidiens : gains substantiels de pouvoir d’achat, très forte réduction des émissions de CO2. Et les visuels soulignent que ces gains sont acquis avec un avantage supplémentaire, moins quantifiable mais souvent bien réel : en évitant le stress de la conduite, la possibilité de lire, ou de twitter, ou de s’assoupir.

Au sommaire :

L’application ecofrancilien.fr

« Accessible gratuitement sur internet ou depuis smartphone, ecofrancilien.fr est une web app qui calcule les économies réalisées annuellement et l’empreinte écologique annuelle d’un déplacement régulier en transports collectifs, en regard du même déplacement en voiture. » (Source : site web STIF)

J’ai testé l’appli avec un trajet Sceaux – Châtelet-les-Halles et voici les résultats :

  • 2 265 € économisés soit, au choix : « les courses pour toute la famille pendant plus de 3 mois », « 70 nouvelles coupes de cheveux », « 4 cafés par jour à prendre entre collègues pendant plus d’un an », « 377 nouveaux romans à dévorer durant vos trajets », « cinq fruits et légumes par jour pour toute la famille pendant plus de deux ans ».
  • 932 kg de CO2 (évités) et « les ours polaires vous disent bravo ! », « les perroquets d’Amazonie vous félicitent », « les poissons australiens de la grande barrière de corail vous disent merci ! », soit « ce que peuvent absorber 226 arbres cette année ».

Exemple de résultats proposés pour un trajet
Sceaux (92) – Châtelet-les-Halles (Paris 1)

Exemple de résultats proposés pour un trajet Sceaux (92) - Châtelet-les-Halles (Paris 1)

Le leurre de la rationalité

L’efficacité d’une telle application web repose sur la croyance que les humains sont des êtres rationnels. Il faut déjà que la personne fasse la démarche d’aller sur le site ou l’appli ! J’ai le sentiment que les utilisateurs de tels dispositifs sont déjà engagés et qu’ils cherchent à se rassurer, à conforter leur choix…

Mais bon, admettons (comme dit l’humoriste) qu’un inconditionnel de l’automobile y aille. Grâce à l’application, il peut obtenir les « preuves » qui ne manqueront pas de le convaincre de laisser la voiture au garage, si l’on en croit la SNCF Transilien et le STIF :

  • « Sur le plan écologique, il est prouvé que les émissions de CO2 d’un trajet en train en zone urbaine sont 20 fois moins importantes que celles d’un trajet en voiture. »
  • « Sur le plan économique, la compétitivité du choix du train est également prouvée, avec la comparaison par l’appli du prix de revient kilométrique de l’usage de la voiture (toutes dépenses confondues –essence, assurance…) par rapport au train. »

CQFD ? Non. Malheureusement les choses ne sont pas aussi simples. Comme l’indique Futerra dans l’un de ses guides, « croire en « l’homme rationnel » et s’en remettre au bon sens commun ou aux pouvoirs de l’information et de l’argent sont vains pour changer durablement les attitudes et les comportements ».

Affirmer que des informations factuelles vont permettre de changer des comportements ancrés dans les habitudes et les normes sociales, c’est méconnaître les différentes étapes du changement de comportement et l’accompagnement nécessaire pour aider une personne à passer d’une étape à l’autre (cf. le processus du changement).

Bref, cet outil a peu de chances de réussir à inciter les automobilistes à préférer le train pour leurs déplacements en IDF. Pour cela, il faut des campagnes qui jouent sur d’autres registres que la rationalité et qui proposent des changements progressifs de comportement. Citons par exemple Autopatch à Chambéry, Stop aux trajets ridicules en voiture à Malmö (Suède), Drive 5 miles less a week de la campagne Act on CO2 en Angleterre ou encore Motivés pour moins conduire à Boulder (USA).

La portée limitée des chiffres
et des équivalences

D’une manière plus générale, ce calculateur propose deux valeurs chiffrées principales (les économies générées en euros et les émissions de CO2 évitées en kg) ainsi que plusieurs équivalences (nombre de passages chez le coiffeur ou aux courses, nombre de romans ou de fruits et légumes, nombre d’arbres…).

Quelle est donc la portée de telles données chiffrées ? En particulier pour les émissions de CO2, que représentent 932 kilogrammes ? C’est peu ou beaucoup ? Par rapport à quoi ? Cela a-t-il un sens pour les citoyens ? Est-ce plus facile de construire une représentation avec le nombre d’arbres qui absorbent la même quantité de CO2 ou le nombre d’aller-retour Paris-New-York en avion ? Est-ce que cela m’aide à prendre conscience de l’impact et m’incite à changer ?

De telles données numériques se multiplient en communication environnementale, comme preuves ultimes de transparence et d’engagement : résultats d’une analyse du cycle de vie, d’un bilan carbone ou participation à l’affichage environnemental… Mais sont-elles pertinentes ? Sont-elles interprétées par les citoyens et comment ?

À titre d’illustration, une étude réalisée dans l’agglomération lyonnaise autour de l’installation et de l’exploitation des compteurs électriques communicants montre que « peu d’usagers saisissent véritablement la notion de… kilowattheure, ce qui est gênant lorsqu’on parle de consommation d’électricité » (Usine à GES n°95, p.3).

De surcroît, un récent article publié sur Sustainable Brands rappelle qu’un grand nombre d’adultes souffrent d’innumérisme (illettrisme des nombres). Ces personnes, incapables de mobiliser les notions élémentaires de mathématiques et de calcul, sont directement exclues de ce type de campagnes.

La distance et l’imprécision

Avez-vous remarqué le décalage entre les données économiques et écologiques ? D’un côté, des données très précises et correspondant à des situations concrètes et familières : nombre de repas ou de cafés, nombre de pages lues ou nombre de followers gagnés. De l’autre, des animaux lointains (ours polaire, perroquet d’Amazonie, poisson australien) qui nous disent simplement « merci ».

Alors si je laisse ma voiture au garage, côté écologie, je n’ai que ça à gagner ? Simplement la gratitude de quelques animaux de l’autre bout du monde… Pas très motivant !

De surcroît, il est étonnant de retrouver l’ours polaire sur l’application et sur l’un des visuels. Cet animal est l’icône des impacts du changement climatique. Qui n’a jamais tremblé devant les images d’un ours affaibli par l’amenuisement de son espace vital ? Pourtant, plusieurs enquêtes montrent que, dans nos esprits, ce sont ces mêmes images que l’on associe au changement climatique avec pour corollaire l’idée d’un problème lointain et global sur lequel nos actions localisées et individuelles n’ont que peu de prise !

Cette campagne pointe du doigt la difficulté que rencontrent les communicants pour concrétiser et localiser les impacts des changements climatiques ou les gains associés à des comportements vertueux. Concernant l’usage des transports alternatifs, au-delà de l’argument économique, d’autres atouts et valeurs peuvent être soulignés dans les campagnes : l’impact positif sur la santé et la forme physique, le temps gagné, l’identité culturelle… Des exemples à méditer sont disponibles sur l’article « Best of des campagnes de désensibilisation à la voiture ».

L’un des visuels de la campagne d’affichage, avec un bel ours polaire
L’un des visuels de la campagne d’affichage, avec un bel ours polaire

La réalité des conditions de transport

Enfin, en tant qu’usager des transports en commun, c’est toujours énervant de voir ces affiches où les conditions de déplacement sont idéalisées. Il faut regarder la réalité en face : la majorité des personnes voyagent dans des conditions beaucoup moins agréables.

Une rame de RER aux heures de pointe, c’est bondé. Les voyageurs sont debout, serrés les uns contre les autres et ne peuvent pas faire grand chose avec leurs mains (difficile de tenir un livre ouvert par exemple). Et quand vous avez une place assise, vous avez de grandes chances d’être dérangé par un chanteur ou musicien au talent discutable. Sans parler des incidents techniques ou accidents voyageurs répétés ni de la propreté douteuse et de la vétusté de certains rames.

Et ça, les automobilistes en sont bien conscients. D’où l’intérêt de mettre en avant d’autres avantages !

Les visuels de la campagne ecofrancilien.fr
Les visuels de la campagne ecofrancilien.fr


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